PHOTOS & TEXTES  

vadrouilles cairotes

Série de textes en quête d'éditeur
 Souvenirs de promenades dans les rues du Caire
© jacques siron  textes

le propos

Un témoignage personnel sur les désorientations de l’Orient, les petits riens, les rencontres, les décalages, les incompréhensions. Un jardin des pensées, des interrogations et des émerveillements.

extrait

La balade du chat noir

L’histoire se passe dans la rue al-Mu’izz li-Din-Allah, entre la mosquée al-Ghuri et Bab Zuweyla, sur le petit escalier qui mène à une de ces mosquées anciennes qui font la splendeur du Caire. C’est sur ces marches que j’ai trouvé un recoin pour regarder les échoppes et le flot des passants, et, si l’inspiration jaillit, pour faire des photos. Selon mon habitude, j’attends un moment avant de sortir mon appareil, le temps d’apprivoiser mon poste d’observation et de me faire apprivoiser par les êtres vivants qui sont dans la rue (ils m’ont immanquablement tous repéré). Par mon attente immobile, j’essaie de me dissoudre dans la porte de la mosquée. Dans cette affaire, la solitude est un grand atout : le moindre compagnon entraînerait une connivence ou une agacerie qui ferait écran à la présence brute de la rue. Tout tourne autour de l’insignifiance : j’espère devenir insignifiant aux yeux des autres, j’observe des détails insignifiants tout en me rendant le plus insignifiant possible à moi même ; je déjoue toute volonté, je lâche tout ce qui pourrait ressembler à un but.

Alors, il ne se passe rien : les passants ne font que passer, et c’est à peine si j’existe encore tant je suis absorbé par les riens de la rue. Le temps passe en se passant de moi. Dans ces quartiers du Caire, les détails foisonnent. On ne pénètre pas dans un monde surnaturel (la rue reste pareille à elle même et on est toujours à la même place), mais c’est l’écoute qui devient plus intense, l’œil qui s’hypnotise lui-même, la conscience qui s’altère légèrement sous le choc d’un détail. On est juste transporté, sans bouger de l’escalier, dans un jeu auquel toute la rue semble participer avec le plus grand naturel. Le moindre son, la moindre couleur, le moindre geste semblent agrandis, chargés d’intensité.

Blaise Pascal écrivait que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre ». Sur mon escalier, je vois la vraie cause du malheur de l’humanité : son impossibilité de contempler la rue longuement et silencieusement. Quand le muezzin lance son appel, l’alchimie entre cette voix venue du ciel et l’arrivée du crépuscule est juste parfaite. La nuit a maintenant reçu d’en haut l’autorisation de tomber.


Il y a grande différence entre l’exotique et le merveilleux. L’exotique relève du pittoresque et du charmant, il s’amuse de l’indigène. Le merveilleux est d’un tout autre registre : il est une expérience fugitive et intense. L’exotique s’amuse de la distance entre les cultures, le merveilleux est un saisissement pendant lequel on se sent uni avec le monde. L’exotique est visible, le merveilleux est le passage du visible à l’invisible, dans un éclair de ferveur qui peut apparaître n’importe où, mais pas dans n’importe quelles circonstances. Il y a des lieux, des heures, des lumières, des gens qui le favorisent ou qui l’empêchent. L’humour est aussi au travail : il glisse une faille salutaire dans un monde prosaïque, totalitaire, empêtré dans ses futiles préoccupations.

Quant à mon séjour sur l’escalier de la mosquée, il atteint son apothéose avec l’arrivée d’un chat noir flânant parmi les passants. Une de ces vadrouilles les mains dans les poches, une fleur au coin de la bouche. Au milieu de la foule, le chat noir se paie une sieste ambulatoire parsemée de regards obliques et de petites pauses, avec quelques rares déviations latérales lui permettant au dernier moment d’éviter l’écrasement. Après une longue ronde, il monte l’escalier sur lequel je me trouve. Il m’ignore totalement. Parvenu au sommet des marches, il jette un regard circulaire, puis passe calmement la porte grande ouverte de la mosquée, sans se déchausser. Le voici seul, rôdant autour des tapis de prières usés par les pieds nus, les genoux et les fronts. Le pas est lent : s’agit-il d’un recueillement solitaire d’un croyant inspiré ? d’une quête hésitante d’un miséreux qui survit d’aumônes et de larcins ? de l’inquisition soupçonneuse d’un concierge prêt à débusquer l’intrus ? de la satisfaction arrogante d’un petit vizir qui inspecte ses propriétés ? L’atmosphère patinée par des siècles de prières, les lampes basses, les ondulations de la queue noire forment un mélange hautement spirituel et bassement effronté. L’animal cherche une souris (il doit y avoir une ligne directe qui relie l’âme à l’estomac). Chasse infructueuse. Alors le chat boucle lentement sa tournée et redescend les escaliers, impérial, nonchalant, fort satisfait de la bonne farce qu’il vient de jouer. Il passe devant moi sans daigner m’accorder un regard. Sa race est celle des voyous royaux. Ainsi se terminent ces instants divins. Comment tant d’insignifiance peut-elle gagner tant d’importance ? Vous êtes libre de ne pas croire au merveilleux, et je ne pourrai jamais vous convaincre de son existence. Mais me croyez-vous si je vous dis que la balade du chat noir dans la mosquée vide m’a complètement ensorcelé ?