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L’art est-il soluble dans le management ?

Un essai qui pose quelques interrogations sur les valeurs du management confrontées à celles de l'art
jacques siron   © 2015
Parution : Revue Musicale Suisse

Le propos

N'y a-t-il pas dans la nature profonde de l'art la nécessité d'entrer dans un conflit avec les dogmes de l’idéologie managériale ?

L'article

Un artiste tentait chaque jour d’aiguiser son imagination. C’était un vrai artiste, un de ceux qui cherchent au plus profond de leur âme des vibrations subtiles susceptibles d'émouvoir ses contemporains. Les matins, aussitôt bu le café qui le sortait de ses rêveries, il enchaînait gammes et arpèges pour réveiller la vivacité de son corps et de son esprit, toujours attentif à capter un trait d'esprit – « pour ouvrir l'appétit », disait-il. Puis il attaquait vaillamment le gros de l’œuvre – une répétition avec des collègues, une improvisation échevelée sur un blues en si bémol, l'écriture d'une sinfonietta dépeignant les vagues du lac Léman un soir de bise, une leçon durant laquelle il transmettait à des bambins insouciants les secrets du trille, de la quinte diminuée et du poco a poco quasi morendo. À la fois artisan assidu à l'ouvrage et poète inspiré, l'artiste savait aussi bien tutoyer le dièse qu'enflammer son public. Il connaissait le chemin conduisant à la fine crête des émotions, là où le cœur et l'esprit s'élèvent ensemble au-dessus des bornes de l'horizon.

Un jour, le management aborde l'artiste avec un grand sourire. « Vous avez du talent. C'est formidable ce que vous faites ! »

Flatté par ces belles paroles, l'artiste écoute son interlocuteur avec intérêt.

– Ne pourriez-vous pas améliorer votre admirable travail ? Progresser ? Être plus efficace ? Mieux gérer votre temps ?

– Oh, oui, répond l'artiste, curieux de nature, prêt à s’ouvrir à de nouveaux mondes.

Le management se confie alors à l'artiste : « Vous savez, j'ai une longue expérience. Pendant des années, j'ai amélioré la fabrication d’objets industriels. Je sais comment procéder. Scientifique et neutre, mon travail s'applique à toutes les activités humaines ; il apporte plus de transparence et plus de motivation ; il s'appuie sur des outils objectifs qui améliorent la qualité ».

L'artiste approuve. « Progresser, mieux gérer, transparence, motivation, objectif, qualité » – ces mots ont tout pour séduire. Qui pourrait s'y opposer ? Ne représentent-ils pas les désirs les plus naturels de l'artiste ?

– Voici comment nous allons procéder, dit le management. Vous allez apprendre une nouvelle langue. Détendez-vous : c'est toujours vous qui restez maître de votre activité.

Le management se met alors à procéder, avec la novlangue du management : « Nous voulons de la qualité, n'est-ce pas ? Alors contrôlons-la, cette qualité. Avec des critères transparents. Avec une procédure d'évaluation qui respecte un protocole objectif. Avec des indicateurs chiffrés qui permettent de suivre de manière très fine la progression de la qualité. Nous allons remplir des feuilles Excel et dessiner des camemberts en trois dimensions ».

– Mais…

– Monsieur l'artiste, ne vous alarmez pas ! Je suis là pour vous aider. Je comprends vos craintes face à la nouveauté.

– Mais pourquoi mettre l'art dans un tableau Excel ?

– Soyez moderne ! L’histoire avance, le temps des mauvais gestionnaires est révolu. La qualité de l’art ne peut s'améliorer que s'il est bien géré. Si c’est votre cas, vous restez libre. Mais la bonne gestion a besoin de bons outils.

– L’artiste a besoin d'une nécessité intérieure pour créer.

– Que voulez-vous dire ?

– Une nécessité intérieure, qui nait de la sensibilité intérieure de l'artiste.

– Pas de charabia, pas d’états d’âme ringards ! Parlez une langue accessible à tout le monde ! Vous n’allez pas rester dans votre tour d'ivoire. L’art est un service rendu à un public.

– Mais…

– Alors précisons votre cahier des charges dans le paysage culturel !

– Vous ne me faites pas confiance ?

– La confiance est un concept trop vague. Des preuves concrètes ! Les gens qui payent pour vos prestations ont le droit de vérifier comment est géré leur argent. Transparence, transparence ! Prouvez que votre mérite, prouvez que vous remplissez les critères.

– Mais, en tant qu'artiste…

– … en tant qu'artiste, vous êtes un prestataire de services qui doit satisfaire des clients et des électeurs. Orientez-vous vers votre clientèle. Gérez votre public. Ce que vous dites a moins d'importance que ce que vous vendez. Vendez-vous et vous aurez droit à la parole !

On demande à l’artiste dans quel segment de marché il exerce. Quel est son créneau : jazz d'avant-garde, rock intelligent, chant mongol diphonique, baroque 415, opéra wagnérien ? Fait-il partie d'un marché de niche ? Quel est le taux d'occupation des sièges de ses prestations publiques ? Quel en est le bénéfice escompté ? Quel est son public-cible (âge, sexe, origine sociale) ? comment gère-t-il sa carrière ?

« Deviens une star, ou disparais ! », voilà l’injonction.

Avant d’exercer son activité d'artiste, l'artiste doit prouver la valeur de ses produits, certifier son succès, satisfaire ses clients, payer comptable, photographe, vidéaste, chargé de communication, réparateur d'ordinateur et webmaster – et même parfois payer pour jouer s’il n’est pas célèbre. L’artiste doit fournir une synergie de partenaires financiers, des formulaires, des budgets, des contrats, un plan de com', un résumé de ses intentions artistiques en français et en anglais, une bio détaillée, des coupures de presse, des CD, quatre photos en haute résolution, une vidéo en HD protégée par des mots de passe, un logo, des affiches, des flyers, un site Internet avec des pages pour professionnels, des liens vers des réseaux sociaux.

« Comment en est-on arrivé là ? » se demande l'artiste. Que devient la création ? Où est l’espace nécessaire pour aiguiser l’imagination ? Où est la confiance pour s’aventurer, pour oser se tromper et échouer, pour produire des valeurs qui ne sont pas inféodées à la logique marchande ? comment déboutonner le calibrage des conventions, détourner les contraintes des marchés culturels, détricoter le formatage induit par le marketing ? Comment est né ce monstre qui mélange l'impitoyable concurrence du marché capitaliste avec les absurdités de la bureaucratie soviétique ? N'y a-t-il pas dans la nature profonde de l'art la nécessité d'entrer dans un conflit avec les dogmes de l’idéologie managériale ? Un conflit constructif, poétique, inspiré, qui sache résister aux prétentions hégémoniques de la marchandisation, à l’accroissement du contrôle, aux formalisations excessives, à une sensation de complexité absurde et démotivante.

Sur le chemin conduisant à la fine crête des émotions, l’artiste se déploie dans « l’espace du dedans », cher à Henri Michaux. Il nous invite là où le cœur et l'esprit outrepassent les bornes de la barbarie. Là où palpite le meilleur de l'homme. Là où la vie vaut vraiment la peine d'être vécue.