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le jazz et les musiques improvisées s’enseignent-ils ?

Un essai qui pose quelques interrogations sur l'enseignement du jazz
jacques siron   © 1999
Parutions dans diverses revues : Viva la Musica, Jazzman, Revue Musicale Suisse

Le propos

Fleurissent les écoles de jazz. Réjouissons-nous de l’extension de ce domaine musical. Mais comme il serait regrettable que son enseignement se poursuive sans débat. En effet, il paraît indispensable de s’interroger à propos de musiques qui sont sans cesse en mouvement.

L'article

Jazz ?
Où va le jazz ? Les écoles de jazz peuvent-elles faire l’économie de cette interrogation ? Qu’elles en soient conscientes ou non, elles participent d’un nouveau mode de transmission de connaissances qui a une influence directe sur la pratique du jazz ainsi que sur son évolution. L’« ancienne » transmission était essentiellement orale. Elle passait par le contact direct, par la jam session, par les « classes » qu’on suivait en participant aux orchestres des aînés, par l’admission dans la tribu. Apparues dans les années 60, se multipliant depuis sur toute la planète, les écoles de jazz marquent un tournant important; à la dimension de masse s’ajoute l’institutionnalisation d’un mouvement artistique dont, ironie du destin, l’énergie première était foncièrement antiacadémique, parfois de manière fort virulente. Où va le jazz ? Cette musique qui au cours de son évolution s’est fréquemment trouvée en rupture, la voilà qui s’assagit terriblement. En particulier, les écoles subissent de fortes pressions conformistes : le modèle des écoles américaines (qui ont le prestige et l’ancienneté); le modèle des Conservatoires classiques (auxquels ont les compare, qu’elles copient, ou dans lesquels elles sont intégrées); le désir de reconnaissance sociale (qui les pousse à créer des filières avec programmes, examens, diplômes); la nécessité du rendement et celle de « plaire aux élèves » (vous prendrez bien un zeste de marketing ?); et bien sûr, le grand héros de cette fin de millénaire, le « manque d’argent », qui, suivant les derniers trends, tend à se substituer dans les débats à tous les enjeux, qu’ils soient artistiques ou pédagogiques. Est-ce l’irrémédiable destin de tout non-conformisme que d’évoluer en sécrétant une nouvelle norme, un nouvel académisme ? Le débat est complexe. Pour certains, il n’y a pas lieu de s’alarmer, tout va bien, le jazz se porte comme un charme et les écoles contribuent à son rayonnement. Pour d’autres, le mot « jazz » (ou, pire encore, « école de jazz ») est piégé, et n’a plus du tout la vivacité qu’ils attendent d’un mouvement vivant. On désigne souvent par « musiques improvisées » des musiques plus ou moins proches du jazz, dans lesquelles l’improvisation joue un rôle prépondérant. Sans adhérer à un fondamentalisme anti-jazz, je pense que l’académisme est un réel piège pour le jazz comme pour toute forme artistique qui fait l’objet d’un enseignement largement répandu. À mon opinion, la vocation d’un mouvement artistique dynamique n’est ni dans le consensus mou, ni dans la conservation servile d’une tradition, ni dans l’economically correct, ni dans l’audimat. Son enseignement devrait ouvrir la porte aux antagonismes indispensables pour qu’une musique vivante le reste. Réflexions et pratiques contradictoires sont nécessaires à tous les niveaux.
 

Enseigner le jazz ? enseigner les musiques improvisées ?
À la question « le jazz ou les musiques improvisées s’enseignent-ils », je réponds résolument « oui ». Il est possible de transmettre et de recevoir un bon nombre de connaissances ayant trait à ces traditions musicales. Tout d’abord, il convient d’être modeste concernant l’enseignement lui-même. Par quels canaux les connaissances passent-elles d’un individu à un autre ? qu’est-ce qui passe ? qu’est-ce qui se passe ? Reconnaissons une part de mystère, quelque chose qui échappe à la fois à celui qui désire acquérir des connaissances (appelons-le « l’élève ») et à la fois à celui qui désire les transmettre (appelons-le « le professeur »). Pour avancer dans la discussion, il me paraît important de distinguer plusieurs registres de connaissances. Une certaine confusion règne à ce propos. En effet, comme dans toute activité complexe — qui se joue simultanément à de nombreux niveaux —, les connaissances forment un réseau à dimensions multiples; elles appellent des attitudes d’enseignement et d’apprentissage fort différentes, bien qu’intimement liées. Souvent le débat s’enlise faute de préciser à quel niveau il se situe.
 
 
Apprendre les codes
Un premier niveau de connaissance est (apparemment) simple. Il s’agit de connaissances « positives », techniques, de compétences que l’on acquiert (et que l’on peut vérifier) de manière traditionnelle : on sait, ou on ne sait pas. Par exemple, quelles sont les notes de l’accord C7, combien y a-t-il de temps dans une mesure à 4 temps, quelle est la mélodie de « Perdido » ou de «Prends le train A ». Au départ, l’élève est vide, comme le verre qui attend le bourgogne de la connaissance; le professeur déverse sa science, comble le vide, bouche la lacune, colmate l’ignorance. De l’étude, l’élève ressort comblé (parfois légèrement ivre selon la quantité ingérée). On aurait tort de sous-estimer ce niveau de connaissance : bon nombre de pannes ou de maladresses qu’on attribue à un manque d’inspiration ou à un absence de talent, proviennent avant tout d’un flou fort peu artistique concernant les matières de base de la musique. Particulièrement dans le domaine du jazz subsiste une mythologie romantique de l’instinct, du feeling, de la science infuse comme seules marques d’authenticité, comme seules manières d’apprendre. Ce ne sont hélas bien souvent que des déguisements de la paresse, voire des ramollissements de la cervelle. Non, on ne naît pas avec le rythme dans le sang; non, l’inspiration n’est pas une opération du Saint-Esprit; non, il y a des choses à savoir, à apprendre, à se coltiner; il y a des codes à comprendre en profondeur, à exercer; il y a un vocabulaire minimum à acquérir, sans lequel la plus sincère des émotions ne parviendra jamais aux oreilles des autres. C’est un autre débat que de choisir le code ou le vocabulaire qu’on estime nécessaire, donc de contribuer à définir le jazz (ou au contraire de s’en éloigner). Sur ce terrain, les écoles sont au centre du débat. Je souhaite que l’imagination, ingrédient fondamental du jazz et de toutes les formes artistiques dynamiques, prenne plus de place. Que penser de la place dévolue au bebop et aux standards, qui s’imposent largement comme matières principales de l’enseignement, comme " artisanat de base du jazz ", souvent sans même être situés dans l’histoire ? Certains défendront l’existence d’une langue et d’un répertoire communs, à partir desquels les élèves pourront plus tard choisir leur chemin; peut-être ajouteront-ils que le bebop a l’avantage d’être clair, logique, facile à enseigner, et qu’il est largement documenté, répertorié, classé. D’autres s’interrogeront sur la nécessité d’étudier de manière approfondie une langue morte… le latin est-il l’unique moyen de s’ouvrir l’esprit ?… l’écart entre l’élan fondateur et le présent ne fait-il pas que de se creuser ?… faut-il vraiment s’astreindre à besogner le jargon, n’est-il pas plus urgent de tenter de parler, même maladroitement ? Les divergences entre ces points de vue sont souvent profondes, irréconciliables, même si en surface tout le monde semble d’accord. Avant tout, la monoculture me paraît malsaine : la diversité est une nécessité, une condition de survie. Qu’elle se manifeste plus ouvertement, qu’on la désire, et qu’on fasse en sorte qu’elle existe — soit au sein même des écoles, soit entre différentes écoles qui développent chacune leur spécificité. Et que le bebop et les standards ne fonctionnent pas comme unique modèle, ni comme passage obligé, ni comme gage de sérieux. Tous ceux qui ont inventé cette musique méritent mieux ! Mille pistes sont possibles : renforcer une éducation musicale générale, ouverte, susceptible d’englober et de saisir plusieurs traditions musicales; s’il est enseigné, placer le bebop dans un contexte historique, montrer les filières qui en sont issues; intégrer des styles de jazz non-américains; pratiquer d’autres formes d’improvisation (improvisation sur consigne, improvisation libre...); encourager et susciter la créativité (compositions personnelles, recherches, supervision de projets individuels...); soutenir des recherches pédagogiques qui soient spécifiques au jazz et aux musiques improvisées; etc.
 
 
Action !
Si l’on a tort de sous-estimer les connaissances « positives », on aurait également tort de s’y enliser. Toutes ces bribes de savoir ne forment pas des blocs statiques, mais sont des éléments dynamiques, sans cesse en mouvement. C’est là qu’on découvre qu’il ne suffit pas de connaître les codes et le jargon, il faut danser. Danser, bouger souplement, se mouvoir rapidement. Danser, relier théorie et pratique, circuler entre son écoute, les différentes couches de sa mémoire, son imagination, le geste instrumental ou vocal. Danser avec la main, le pied, l’oreille, la cervelle, l’oeil, la glande à swing. À ce niveau de connaissances, comme il serait naïf de continuer à considérer l’élève comme le verre vide qui attend les fluides divins du savoir: nous sommes dans la pratique, en plein jeu, dans l’action. Plus le temps de tergiverser, de se disputer à propos de style, de goûts et de couleurs. Jouer, se débrouiller, avancer… de l’action, du mouvement ! faire, fabriquer ! action !
 
 
Passages entre des personnes
Mais tout ne se joue pas que dans le respect des codes ni dans une agitation motrice — fut-elle virtuose. Nous n’avons pas besoin d’une Jazzpolizei, qui vérifie et sanctionne tout ce qui n’est pas conforme (combien de créateurs géniaux ne passeraient pas l’examen !). Nous n’avons pas besoin d’entonner la grand-messe frileuse et autocélébrante, ni de psalmodier le Pattern Austère. C’est ici qu’on doit chercher la clé de ses propres émotions (cette clé qu’on avait cachée quand il s’agissait d’apprendre les codes et le vocabulaire). Où sont le feeling ? l’instinct ? les larmes du blues ? les frémissements de l’âme ? Sur ce terrain, la rencontre de l’élève et du professeur prend une tournure totalement différente, plus subtile, plus personnelle. Il ne s’agit plus de démont(r)er des connaissances, mais de suggérer; ni de tout étaler, mais de dévoiler. L’imitation servile n’a pas de place (ce qu’on appelle « jazz » a déjà tellement tendance à devenir une musique de clones, une photocopie souvent agile, mais sans visage). Il y a échange entre deux personnes, conversation intuitive. Les connaissances ont un contour moins net, un caractère qualitatif et subjectif (ou plutôt intersubjectif) — mais ne sont pas moins réelles et pas moins nécessaires. Le savoir n’est plus une possession, un objet à transférer, mais un fluide qui s’échange de manière proche de ce qui se passe dans un orchestre. La position de l’« élève » ou celle du « professeur » se dissout au profit du contact, dans un dialogue, dans une mise en résonance réciproque de mondes intérieurs. Surtout s’il est adulte, un « élève » ne vient jamais les mains vides, les oreilles vides, la mémoire vide, le désir vide. Il a des envies, des convictions, un jugement, une épaisseur de vie, qui lui permettent souvent d’apprendre beaucoup au « professeur ». Y a-t-il encore enseignement ? on peut en douter, en tous cas pas dans le sens d’un remplissage traditionnel. Par contre, il existe un passage, une transmission, qui consiste moins à présenter des connaissances qu’à rendre présents des êtres humains, qu’à éveiller la présence du son, du rythme, du jet mélodique, qu’à faire parler ou plutôt qu’à laisser parler, qu’à ouvrir un espace dans lequel la parole est possible, où l’imagination se déchaîne et où la beauté peut entrer en convulsions. Soulignons que le travail concerne autant l’« élève » que le « professeur ». Le professeur n’est pas seul : l’élève a aussi une grande part de responsabilité dans ce qui va se transmettre.
 
 
Enseigner l’improvisation ?
Reste un autre registre. À la question « peut-on enseigner l’improvisation », je réponds « non ». Il est impossible de prévoir l’imprévu. Bien sûr, l’on peut se préparer à improviser, accumuler des connaissances en tous genres dans ce but, travailler la rhétorique et l’art de raconter une histoire — l’on doit se préparer. Si toute improvisation contient une part de restitution, d’interprétation d’un matériau préexistant, elle ne saurait s’y réduire. Le temps de la préparation se distingue de celui de l’action. Si l’improvisation n’était faite que de certitudes, ce ne serait plus de l’improvisation. Qu’on ouvre la porte au doute, au hasard, à l’erreur, à l’oubli, à la chute, au tremblement ! Qu’on laisse la possibilité d’endroits hors normes, en dehors de l’assurance tous risques derrière laquelle on est toujours tenté de s’abriter ! Ce vide qu’on cherchait tant à combler quelques paragraphes plus haut, devient nécessaire pour partir à l’aventure, oser, risquer — autant d’ingrédients indispensables pour que l’improvisation soit vivante, urgente, une activité qui se suffise à elle-même, une authentique expression de ce qui se passe ici et maintenant. Cependant ce saut dans le vide n’est pas dépourvu d’exigences. Plus que jamais l’écoute sert de guide. On tend l’oreille, vers soi-même, vers les autres, à l’affût de la surprise, prêt à prolonger tout ce que le vide permet de découvrir. On pourrait se demander si le fait d’ouvrir la porte à l’inconnu est un savoir (la non-connaissance est-elle une connaissance ?). Plus pratiquement on devrait s’interroger non seulement sur ce qu’on gagne à étendre son savoir, mais également sur ce qu’on perd. Où sont l’innocence ? la naïveté ? la fraîcheur ? Plus on connaît, plus on doit être prêt à ne plus connaître, attitude indispensable pour que jaillisse la créativité.

Je ne peux que souhaiter que le débat se poursuive, tant du côté des « enseignants » que celui des « enseignés ». 
La musique que nous aimons a besoin de controverses pour ne pas sombrer dans un hygiénisme soporifique.